TRIBUNE
Jean-Fabien Spitz, Professeur émérite de philosophie politique à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne
Tribune parue dans le Monde
Ce principe consiste non pas à rendre les croyances invisibles, mais à faire vivre ensemble des individus différents, qui le disent, qui le laissent voir, mais qui l’acceptent au nom de la liberté de conscience, explique le philosophe Jean-Fabien Spitz, dans une tribune au « Monde ».
La multiplication des incidents liés à l’application de la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école doit être l’occasion de rétablir quelques vérités dans un débat qui dérive vers le mensonge et la falsification pure et simple.
Le principe de laïcité a un sens, qui est de proclamer la liberté de croyance et de culte. La loi de 1905 le dit sans ambages : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Le moyen d’assurer cette liberté conférée aux individus, c’est la neutralité de l’Etat : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
Que l’on comprenne bien : la loi de 1905 affirme que l’Etat est neutre, qu’il ne prend pas parti entre les croyances, qu’il n’adopte ni ne reconnaît aucun culte comme officiel, cela dans le but que les individus puissent affirmer librement leurs croyances et les pratiquer dans la mesure où cela ne porte pas atteinte à l’ordre public matériel, aux intérêts matériels des tiers, à leur liberté, à leur vie, à leurs propriétés.
La loi de 2004 contredit ce principe de laïcité. Elle le nie en imposant à des élèves – dont certains sont majeurs – de ne pas faire état de leur croyance religieuse dans l’espace scolaire, partie de l’espace public qui doit pourtant appartenir à l’ensemble des citoyens. Car, sinon, que signifie le mot « public » ? Les atteintes à la laïcité ne sont pas le fait de ceux qui contestent la légitimité de cette loi, mais de ceux qui en exigent l’application et qui piétinent ainsi la liberté de conscience : porter un vêtement, quel qu’il soit, ne saurait en aucune manière porter atteinte aux intérêts matériels des tiers.
L’Etat est neutre
Parmi les propos mensongers véhiculés par les personnalités de tous bords qui soutiennent cette loi, trois sont particulièrement dommageables. Le premier prétend que la loi de 2004 se contente d’étendre le principe de neutralité aux individus dans l’espace public scolaire. Cela n’a aucun sens : l’Etat est neutre pour que les individus puissent ne pas l’être, pour qu’ils puissent manifester leur différence en matière religieuse. Lorsque les individus sont ainsi neutralisés, c’est-à-dire lorsqu’il leur est interdit de manifester leurs croyances, l’Etat a, par définition, cessé d’être neutre, car être neutre signifie adopter une attitude impartiale entre des partis différents.
Le deuxième invoque le vivre-ensemble en postulant qu’il n’est possible qu’entre des individus qui ne manifestent pas leurs différences. Rien n’est plus opposé au principe de la laïcité, qui consiste, au contraire, à faire vivre ensemble des individus qui sont différents, qui le disent, qui le laissent voir, mais qui sont précisément appelés à accepter comme relevant de la liberté de conscience la manifestation de croyances différentes des leurs. La laïcité ne suppose pas de rendre les croyances invisibles, mais de leur permettre de coexister en mettant l’Etat et les autorités publiques hors de leur portée et en interdisant à ces mêmes autorités de s’associer à aucune d’entre elles pour discriminer les autres.
Le troisième mensonge porte sur le prétendu ordre public immatériel. On postule, au rebours de tout ce qu’implique la laïcité, que les membres du groupe majoritaire auraient le droit de circuler dans un espace public vierge de toute manifestation de croyances différentes de la leur parce que cette manifestation les choque ou les offusque. Et, en même temps, dans la contradiction la plus flagrante, on ne cesse de dire que le principe de laïcité est un principe de tolérance mutuelle. En ce sens, la notion d’ordre public immatériel nie l’idée même d’espace public, espace par définition ouvert à tous les individus dans leurs singularités.
Assez de mensonges sur la laïcité
En réponse à ces trois mensonges, il faut rappeler trois vérités. La première est que le prosélytisme est une composante légitime de la croyance religieuse. Tenter de convertir autrui aux croyances que l’on suppose posséder un caractère salvateur fait partie de la liberté de conscience.
La deuxième est que l’École ne peut pas être un sanctuaire tenu à l’abri de la diversité qui existe dans la société. Au contraire, c’est là que l’œuvre de socialisation doit apprendre aux enfants et aux adolescents qu’il existe dans la société des gens qui ont des croyances différentes des leurs, et c’est en apprenant ces différences qu’ils pourront les accepter comme faisant partie de la vie sociale ordinaire. Aujourd’hui, si l’école est le sanctuaire de quelque chose, c’est de la ségrégation sociale, et les gouvernants seraient bien inspirés de s’en préoccuper, au lieu de faire la chasse aux foulards et aux jupes longues.
Et enfin : les responsables politiques qui ne cessent de jeter de l’huile sur le feu devraient comprendre que cette discrimination par le vêtement, dont de nombreux témoignages attestent qu’elle se traduit par des brimades, par des humiliations, par des accusations sans preuve d’entrisme intégriste et par des abandons d’études, produit les effets inverses de ceux que l’on prétend rechercher.
En imposant des règles arbitraires et sans fondement, qui sont purement discriminatoires, l’institution scolaire devient incapable de faire respecter celles qu’elle serait, au contraire, fondée à imposer. Les adolescents issus de l’immigration ont la conviction que cette école n’est pas la leur, qu’elle veut les couper par force d’une part de leur identité, qu’elle tente de leur imposer un catéchisme prétendument laïque dont la répétition mécanique n’a jamais convaincu personne.
Assez de mensonges sur la laïcité. La France est devenue un pays multiconfessionnel. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais peu importe, car il n’y aura pas de retour en arrière. Au lieu de nier cette réalité et de vouloir qu’elle disparaisse à notre vue par une assimilation forcée qui n’est que l’autre face de la discrimination, efforçons-nous de reconnaître les différences et de les intégrer, avec leurs spécificités, dans notre tissu républicain.