Article paru dans MEDIAPART : Blanquer joue (encore) les apprentis sorciers avec la laïcité

PAR FAÏZA ZEROUALA

ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 24 SEPTEMBRE 2019

Le ministre de l’éducation nationale a réagi avec vigueur à une affiche électorale de la FCPE qui montre une mère de famille voilée accompagnant une sortie scolaire. Il a jugé ce visuel « regrettable », avant d’embrayer sur son opposition au port du voile par des mères lors de ces sorties, relançant une énième polémique sur le sujet. Dans la majorité, la députée Fiona Lazaar fait part de son agacement face à ce débat stérile.

Jean-Michel Blanquer est un ministre de l’éducation nationale très investi dans sa fonction. Il trouve même le temps de s’occuper des affiches pour les élections des représentants des parents d’élèves qui auront lieu les 11 et 12 octobre prochains. L’une des affiches du kit distribué aux différentes fédérations par la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) lui déplaît grandement. Son tort ? Mettre en scène une mère qui porte le voile et s’exclame avec un large sourire : « Oui, je vais en sortie scolaire et alors ? », avec un sous-titre inscrit plus bas : « La laïcité, c’est accueillir à l’école tous les parents sans exception. »

Interrogé sur cette campagne par RMC-BFMTV le 24 septembre, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer l’a qualifiée de «regrettable» et même « d’erreur ». Accusant la FCPE de « flatter le communautarisme » pour des raisons électoralistes, Jean-Michel Blanquer a considéré que la fédération piétinait son héritage : « Il faut avoir le sens de l’Histoire, cette fédération de parents d’élèves a été fondée sur la laïcité et les valeurs de la République donc c’est extrêmement paradoxal, je pense que c’est une erreur de leur part, j’espère qu’ils vont la corriger», a-t-il estimé. Comme si la fédération de parents d’élèves allait à l’encontre de l’une et des autres.
La question des mères voilées accompagnatrices, que l’on croyait – à tort visiblement – épuisée, revient nourrir à intervalles réguliers le tonneau des Danaïdes des polémiques sur l’islam en France. Jean-Michel Blanquer est particulièrement en pointe sur ces questions et entend afficher une fermeté inébranlable. Quitte à radoter.
Le ministre a explicité sa position sur le port du voile par des mères de famille accompagnatrices : « Nous souhaitons au maximum que cela soit évité alors même que ce n’est pas interdit par la loi.»  Jean-Michel Blanquer commande aux personnels de direction d’expliquer aux mères accompagnatrices qu’il vaudrait mieux ôter leur voile, car il est  «souhaitable» de ne pas arborer de signes ostentatoires. Il est incongru d’entendre à une heure de grande écoute Jean-Michel Blanquer, ministre et ancien professeur de droit public, recommander aux directeurs d’école de contourner la loi.

Cette volonté de dévoiler les femmes qui se couvrent la tête rappelle un questionnement du Conseil des sages de la laïcité, une instance mise en place par le ministre en décembre 2017 pour faire face aux situations problématiques dans l’éducation nationale relatives à ce sujet. Ses membres, tenants d’une laïcité stricte, parfois maximaliste au regard des positions d’Emmanuel Macron sur le sujet, s’étaient par exemple demandé lors d’une séance en février 2018 si Latifa Ibn Ziaten, la mère de la première victime de Mohammed Merah, aujourd’hui très engagée dans la lutte contre la radicalisation religieuse, serait « ouverte » à l’idée d’« enlever son voile en entrant dans la classe »…

La récurrence du sujet en agace certains comme Fiona Lazaar, députée LREM du Val-d’Oise. Auprès de Mediapart, elle explique ne pas «comprendre pourquoi on remet ce sujet à l’ordre du jour ». Elle ajoute : «Je ne veux pas tacler le ministre de l’éducation nationale, mais il faut qu’on arrête de pousser ces femmes sur le devant de la scène. Ces mères ont souvent arrêté de travailler car c’est très difficile de trouver un travail avec le voile et elles misent tout sur l’éducation de leurs enfants. On ne va pas leur fermer en plus la porte de l’école publique. On veut quoi ? Les pousser vers les écoles confessionnelles ? »

Pour elle, le droit est très clair et suffit à éteindre tous les questionnements. « Les directeurs vont-ils devoir inciter les femmes à se dévoiler ? Comment est-ce possible ? La République ne reconnaît aucun culte et ils sont des fonctionnaires d’État. Pourquoi vouloir leur faire porter cette responsabilité ? » La députée salue au contraire « ces mamans qui veulent s’engager pour leurs enfants, lors des sorties scolaires ou les kermesses. Elles ne sont pas là pour faire du prosélytisme ».

Pour Fiona Lazaar, il ne devrait pas y avoir de débat : lors de l’examen de la loi Blanquer, les députés de la majorité ont rejeté cet amendement. « Fin de l’histoire.» Mais l’obstination du ministre en a décidé autrement.

En effet, la parole ministérielle a fait monter un sujet qui était alors resté confiné aux réseaux sociaux. Dès que les visuels de cette campagne de la FCPE, qui en contient cinq autres sur d’autres thématiques, avaient fuité, Laurent Bouvet, le cofondateur du Printemps républicain, s’en était en effet offusqué sur Facebook.

Le professeur en science politique avait partagé des détournements de l’affiche avec cette mère voilée. Un photomontage met en scène par exemple le chanteur Michael Jackson, qui a fait l’objet d’accusations de pédophilie, ou deux djihadistes, arme au poing et index pointé vers le ciel. La mention de l’affiche originelle, « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ?»,  apparaît à chaque fois.
Dans L’Obs, Laurent Bouvet affirme ne pas être l’auteur de ces photomontages, mais assume les avoir partagés dans un « esprit Charlie ».

Une polémique récurrente

Cette séquence où un enseignant respectable se vautre dans l’islamophobie la plus crue sous couvert d’humour aurait dû rester dans l’entre-soi et la boue des réseaux sociaux. Elle n’aurait même aucun intérêt si Laurent Bouvet n’était pas par ailleurs membre du Conseil des sages de la laïcité de Jean-Michel Blanquer.

La principale fédération de parents d’élèves a décidé de ne rien laisser passer. Elle a organisé en catastrophe une conférence de presse ce jour. Rodrigo Arenas, coprésident de la FCPE, s’est agacé : « Soit notre affiche est illégale, et il faut l’interdire, soit elle est légale et le ministre n’a pas à se prononcer dessus. » Pour lui, le ministre a ainsi fait passer des consignes de vote contre la fédération, ce qui n’est pas acceptable à ses yeux. Il a aussi annoncé que la fédération allait porter plainte contre Laurent Bouvet pour «incitation à la haine religieuse ». Rodrigo Arenas a longuement plaidé en faveur d’une « école incluante (sic) ».« Ces mamans sont parents d’élèves. Elles sont sympas quand elles ramènent les gâteaux du ramadan à l’école, mais elles ne peuvent pas accompagner les enfants en sortie scolaire ! », déplore-t-il. «Certains enfants ne pourraient pas aller au musée si des mères portant le voile n’accompagnaient pas les sorties » dans des zones à la mixité sociale absente par exemple. Pour Rodrigo Arenas, cette exclusion se fait au nom d’une «déformation, une vision parcellaire de la laïcité ».
Les propos du ministre font craindre à Rodrigo Arenas « que l’idée sortie par la porte [ne] revienne par la fenêtre ». Il fait allusion à la loi dite pour une école de la confiance portée par Jean-Michel Blanquer.

En mai, un amendement LR, adopté au Sénat puis retoqué en commission mixte paritaire, préconisait une interdiction de l’accompagnement des sorties scolaires par les mères voilées. Alors même qu’Emmanuel Macron ne diverge pas de sa ligne sur la laïcité, à savoir s’en tenir à la loi de 1905. Le président de la République a toujours rappelé ne pas vouloir interdire aux mères voilées d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire. Ce sujet, mineur au regard des problèmes auxquels doit faire face l’éducation nationale, a monopolisé des heures de débat depuis des années. Tout a commencé en mars 2012, lorsque Luc Chatel, alors ministre de l’éducation, publie une circulaire empêchant les parents qui manifesteraient « par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques» d’accompagner les élèves en sortie scolaire. À l’époque, le numéro 2 du ministère, le directeur général de l’enseignement scolaire, s’appelait Jean-Michel Blanquer. En décembre 2013, saisi par le Défenseur des droits, le Conseil d’État estime que les mères voilées accompagnant les sorties scolaires ne sont pas soumises aux « exigences de neutralité religieuse». Najat Vallaud-Belkacem avait enjoint aux personnels de direction d’abandonner la circulaire et de proscrire simplement le prosélytisme. En 2015, le tribunal administratif de Nice avait aussi donné raison à une mère qui avait été interdite d’encadrer une sortie scolaire en raison de son voile.

Ceci aurait dû clore la question. Mais Jean-Michel Blanquer a toujours adopté une position de funambule sur le sujet, avec une obstination inexpliquée. Il a toujours déclaré être favorable à une interdiction de l’accompagnement par ces femmes qui portent le voile « à titre personnel ». Seulement, il est contraint de se ranger à l’avis du président de la République, qui est contre, et de suivre l’arrêt du Conseil d’État.
S’il a déclaré, lors de l’examen du projet de loi pour une école de la confiance, qu’il serait « contre-productif d’avoir une mesure législative en la matière », il a ajouté qu’il avait néanmoins saisi le Conseil des sages de la laïcité sur la question.

Ce n’est pas la première fois que le locataire de la rue de Grenelle s’engage sur ce terrain. Au début du mois, Jean-Michel Blanquer a parlé, à tort, de petites filles non scolarisées à trois ans à cause du « fondamentalisme islamiste ». Ce constat est démenti dans les statistiques nationales produites par ses propres services. Mediapart a essayé d’en savoir plus et de demander au service de presse du ministre les zones et situations concernées de manière précise. Sans succès.

Il faut dire que le ministre n’est pas avare en dispositifs censés démontrer que le gouvernement s’attelle à lutter contre les dérives religieuses de tout ordre et à préserver la laïcité et les valeurs de la République. Ce 24 septembre, le ministre a fait l’ouverture du séminaire des équipes académiques « Valeurs de la République ». Jean-Michel Blanquer a présenté les derniers chiffres des remontées de ces équipes : 900 cas d’« atteintes à la laïcité » ont été signalés entre avril et juillet 2019. Entre septembre et novembre 2018, environ 800 cas avaient été recensés.

Des chiffres faibles au regard du nombre d’établissements et d’élèves ; surtout, il est impossible de savoir ce qui se cache exactement derrière ces «atteintes », comme le soulignait ici Libération. Les « soupçons de prosélytisme » laissent perplexe, par exemple. Quant à la frontière entre ce qui relève d’atteinte à la laïcité et ce qui concerne des violences scolaires, elle est ténue, comme le rappelle Europe 1.

Parmi les actes signalés, le ministre a évoqué pêle-mêle : « Le refus de se rendre à la piscine, certaines tenues vestimentaires, le refus de la part de jeunes hommes de serrer la main de jeunes filles, le refus de chanter, ou des demandes de faire la prière pendant une sortie scolaire… »

Le ministère a aussi rendu publique une version actualisée du vade-mecum intitulé La laïcité à l’école, élaboré par le Conseil des sages de la laïcité. La fiche sur les accompagnatrices en sortie scolaire est claire. Aucune interdiction pour elles d’encadrer leurs enfants n’y est formulée. Jean-Michel Blanquer aurait dû lire son propre guide avec plus d’attention pour éviter de lancer une nouvelle polémique inutile.